02/02/2025

Les racines oubliées du vignoble belge : une tradition évanouie à travers le temps

Un patrimoine méconnu : la vigne en Belgique au Moyen Âge

Pour comprendre la disparition progressive des vignes belges, il est essentiel de revenir sur l’importance historique de cette culture. À partir du début du Moyen Âge, de nombreux documents – parmi lesquels des cartulaires conservés dans des archives monastiques – attestent de l’existence d’une activité viticole dans plusieurs régions du pays. Les abbayes de Saint-Pierre et de Saint-Laurent (à Liège, notamment) possédaient des vignobles de taille variable où moines et vignerons travaillaient de concert. D’autres sites religieux comme l’abbaye de Flône, située non loin de Huy, entretenaient également leurs propres vignes, s’assurant ainsi une production régulière de vin destiné à la consommation interne et aux célébrations liturgiques.

Si l’on en croit certains écrits anciens, on retrouve trace d’un certain Jean, vigneron mentionné dans les registres locaux. Les moines notaient scrupuleusement les détails de ces vignobles dans le cartulaire de leur communauté : superficies, cépages plantés, récoltes annuelles, etc. Ainsi, au fil des siècles, un riche patrimoine viticole a vu le jour dans différents lieux de l’actuelle Wallonie, notamment autour de Namur et le long de la Meuse. La culture de la vigne prospérait alors grâce à un climat plus clément qu’on pourrait l’imaginer aujourd’hui, et surtout grâce au savoir-faire des moines, véritables pionniers de la viticulture dans nos contrées.

On le sait peu, mais la vigne poussait également en Flandre, parfois abritée derrière des murs de couvents ou de seigneuries. Des archives datant du XII ou XIII siècle indiquent par exemple que la cour d’un grand seigneur pouvait compter plusieurs vignes dédiées à une production locale de vins. Les quantités restaient modestes, certes, mais la qualité pouvait surprendre. À cette époque, la Belgique n’avait rien à envier à d’autres pays septentrionaux. Nous étions loin de la renommée internationale de la Champagne ou de la Bourgogne, mais la culture de la vigne trouvait bel et bien sa place au sein du paysage rural local.

La météo comme facteur clé : le Petit Âge glaciaire et ses conséquences

À partir du XIV siècle, un changement climatique important s’installe en Europe : le Petit Âge glaciaire. Les températures chutent, et les périodes de froid intense se prolongent durant plusieurs mois de l’année. Ce refroidissement climatique – qui s’étend grosso modo du XIV au XIX siècle – ne sera pas sans répercussion sur la viticulture belge. De nombreux vignobles, déjà fragilisés par des conditions géographiques parfois moins favorables qu’en France, peinent à faire mûrir leurs raisins. Les vendanges tardent, la qualité baisse, et les récoltes successives deviennent moins rentables.

En Belgique comme ailleurs, le froid n’est pas le seul problème : l’irrégularité et l’augmentation de précipitations engendrent des maladies de la vigne, impactent la concentration en sucre des raisins et compliquent le travail des vignerons. Rapidement, ceux-ci réalisent que la production de bouteilles de vins locaux ne peut plus rivaliser facilement avec des régions plus ensoleillées, comme la Loire ou la Champagne. D’un point de vue économique, il devient alors plus intéressant d’importer des crus d’autres régions et de se tourner vers d’autres cultures plus adaptables au climat, voire de développer l’élevage ou la céréaliculture. Ce premier coup de froid marque ainsi une étape majeure dans le déclin de la tradition viticole belge.

Guerres, frontières et bouleversements politiques

Outre le climat, les conflits et réorganisations politiques ont joué un rôle dans l’affaiblissement du vignoble local. Du Moyen Âge à l’époque moderne, le territoire qui deviendra la Belgique voit défiler de nombreuses puissances. Bourguignons, Espagnols, Autrichiens, Français puis Néerlandais se partagent tour à tour la région. Ces dominations successives influent sur la fiscalité et la distribution des terres. Les seigneuries et les ordres religieux doivent, parfois sous la contrainte, réorienter leurs activités économiques.

Dans certains cas, on assiste à la transformation de parcelles de vignes en terrains consacrés à la défense militaire, ou encore à la taxation de plus en plus lourde de la production de vin. Les négociants en vin, qui jusque-là s’approvisionnaient en partie en Belgique, finissent par privilégier le commerce plus lucratif avec la France, où l’accès aux vignobles réputés est plus facile. À la cour de Bruxelles comme dans les grandes villes flamandes, la consommation de vin demeure prisée, mais elle est de plus en plus alimentée par des importations venant d’ailleurs.

L’impact du phylloxera et de la modernité

Autre fléau : au XIX siècle, l’Europe est frappée par la crise du phylloxera. Ce puceron ravageur, originaire d’Amérique, se répand à travers le continent et décime des milliers d’hectares de vignes. En Belgique, même si le vignoble est déjà modeste à cette époque, l’insecte finit de compromettre ce qui restait des parcelles historiques. Les coûts pour replanter et adapter les cépages greffés sur des porte-greffes américains sont souvent jugés trop élevés.

De plus, avec l’avènement de la révolution industrielle et l’essor des villes, de nombreuses terres agricoles sont reconverties en zones industrielles ou résidentielles. L’arrivée de nouvelles voies de communication – chemins de fer et canaux – facilite l’importation de vins étrangers. Ce commerce moins onéreux et plus sûr est jugé plus profitable que la relance d’une activité viticole locale. Peu à peu, la vigne disparaît du paysage rural belge.

Une forte concurrence des autres boissons fermentées

Enfin, il serait impossible de comprendre la déperdition viticole de la Belgique sans évoquer la culture brassicole. Le pays est mondialement reconnu pour ses bières, dont la qualité et la variété alimentent la réputation bien au-delà de nos frontières. Or, la production de bière nécessite des matières premières et des conditions climatiques plus accessibles que la vigne. Le houblon et l’orge s’adaptent aisément, et de nombreuses abbayes ont opté pour la spécialisation dans l’art brassicole dès le Moyen Âge. Les trappistes sont aujourd’hui encore une figure emblématique de cette tradition. Là où, en France, la plupart des abbayes se sont focalisées sur la production de vins, les moines belges ont souvent préféré la bière, parfois en complément d’une brève expérience vinicole, et parfois en remplacement total de la vigne.

Cette concurrence a progressivement relégué le vin à un marché de niche en Belgique. Au début du XIX siècle, alors que le phylloxera fait rage en Europe, la bière poursuit sa route triomphante dans tous les milieux sociaux. De nombreuses vignes résiduelles sont même arrachées au profit de cultures plus adaptées ou de la construction de brasseries. Par ailleurs, l’État belge, conscient de l’importance économique de la bière, met davantage en avant ce secteur florissant. Les initiatives de soutien direct à la production de vin local restent rares jusqu’à la fin du XX siècle.

Le poids des mentalités et de la demande

Au fil des siècles, l’image du vin “local” n’évoque plus grand-chose pour les consommateurs belges, habitués à considérer le vin comme un produit d’importation, principalement français. Les grandes régions viticoles de France (Bordeaux, Bourgogne, Champagne, vallée du Rhône, etc.) monopolisent l’imaginaire collectif. Par conséquent, même lorsque la Belgique commence à avoir de nouveau des vignerons qui remettent en culture certaines parcelles, la demande locale pour des bouteilles belges reste longtemps confidentielle. Les acheteurs qui souhaitent du vin de qualité se tournent souvent vers des références étrangères, réputées et accessibles sur le marché.

Par ailleurs, après plusieurs générations sans viticulture notable, il manque un relais de compétences et de traditions techniques pour replanter massivement la vigne. Le cadastre agricole ne mentionne quasiment plus de vignobles. Il faut se tourner vers les archives municipales, régionales ou monastiques pour tenter de retrouver l’emplacement d’anciens crus. Cependant, le plus souvent, ces lieux ont subi d’importantes transformations, devenant des zones urbanisées ou industrielles, ce qui rend toute renaissance viticole difficile.

Le renouveau actuel : des vignes qui reprennent leur place

Si la tradition viticole belge s’est éteinte pendant des décennies, voire plusieurs siècles, on assiste depuis quelques années à une résurgence remarquable. Des vignerons belges passionnés, parfois formés en France ou en Allemagne, décident de planter des cépages résistants au climat belge. Les zones dévolues à la production de vin se multiplient, notamment en Wallonie et au Limbourg, avec un intérêt certain pour des cépages précoces ou hybrides, mieux adaptés à nos conditions météorologiques.

Quelques domaines commencent à se faire un nom, remportant même des prix internationaux pour leurs effervescents (proches de la méthode champagne) ou leurs vins blancs tranquilles. Les vignerons belges misent sur la qualité, convaincus que le potentiel de notre terroir mérite d’être pleinement exploité. Les surfaces demeurent modestes par rapport à d’autres pays, mais l’engouement est réel. On voit ainsi refleurir des vignes dans plusieurs régions, et nombre d’amateurs s’étonnent de découvrir que l’histoire de la vigne en Belgique est très ancienne.

À Huy, non loin de Namur, certains ont retrouvé dans les archives la trace de vignerons actifs jusqu’au XIX siècle. Cette continuité historique, aussi ténue soit-elle, est une source d’inspiration pour ceux qui entendent réhabiliter le vin belge. Plusieurs projets participatifs voient le jour, où des citoyens se regroupent pour planter quelques rangs de vigne et produire leurs propres bouteilles. Le soutien régional grandit aussi : la Wallonie encourage désormais la viticulture à travers des conseils techniques et des aides spécifiques.

Une ouverture sur l’avenir

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir la Belgique peut produire du vin, mais plutôt ce secteur va poursuivre sa croissance. Les aléas climatiques demeurent, mais les techniques de culture modernes, la sélection de cépages adaptés et une nouvelle génération de vignerons belges passionnés sont des atouts de taille. Il se pourrait bien que les vignes retrouvent une place pérenne sur nos coteaux, renouant ainsi avec une histoire plus que millénaire. La tradition viticole n’est peut-être pas définitivement perdue ; elle pourrait au contraire revivre sous des formes inédites, avec en toile de fond un regain d’intérêt pour les productions locales et artisanales.

Pour en savoir plus, vous pouvez consulter les ressources de l’Institut du Patrimoine wallon ou encore les archives de l’État à Namur, qui conservent de précieux documents sur l’évolution de la viticulture dans nos régions :

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