L’histoire des vignobles belges remonte au moins au haut Moyen Âge. Certains textes, préservés dans les archives de différentes abbayes, montrent que la production de vin était déjà bien établie aux environs du XI ou XII siècle. Dans la région de Namur, par exemple, la cour d’un grand seigneur pouvait entretenir des vignes pour nourrir un marché local, tandis que l’abbaye d’Amay, non loin de Huy, cultivait elle aussi la vigne pour produire un raisin destiné à la messe et aux voyageurs de passage. D’autres lieux, comme la vallée de la Meuse, offraient un microclimat suffisamment favorable pour que la culture de la vigne se développe.
À cette époque, la Belgique n’était pas la seule région nordique à cultiver la vigne ; on retrouvait aussi des vignobles en Angleterre ou dans le sud de la Scandinavie. Les conditions climatiques n’étaient pas toujours idéales, mais un climat alors un peu plus clément que celui des années 1600-1700 (Période du “Petit Âge glaciaire”) permettait à la vigne d’atteindre un niveau de maturité convenable. Les vignerons de l’époque savaient déjà sélectionner des cépages résistants, bien qu’on retrouve moins de documentation sur ces variétés historiques que sur celles de la France ou de l’Espagne. Les écrits laissent tout de même entrevoir l’existence d’un véritable savoir-faire local, où chaque vignoble adaptait la culture en fonction du sol, de la vallée et de l’exposition.
La plupart des sources historiques ne nomment pas toujours explicitement les cépages cultivés. Certains documents évoquent cependant des appellations aujourd’hui disparues, comme le (variété apparentée à la famille des Pinots), le (parfois cité dans des cartulaires médiévaux), ou encore la (qui pourrait être un ancêtre de la Folle Blanche, cette dernière bien connue en Charentes). Rien n’indique que ces noms concordent parfaitement avec les variétés actuelles ; toutefois, les rapprochements faits par des historiens de la viticulture belges (cf. ) suggèrent des lignages avec des cépages de Bourgogne ou du bassin ligérien.
Au-delà de ces variétés disparues, il semble qu’on ait aussi tenté la culture de cépages plus “exotiques” à l’époque, tels que du sauvignon blanc rapporté de France par des moines en pèlerinage, voire du rouge proche des Pinot ou Gamay originaires de la Bourgogne. Du fait de la proximité géographique et des liens religieux, il n’est pas surprenant que plusieurs influences aient pu converger vers le pays belgo-luxembourgeois. La production de vins “mixtes” existait alors : les raisins étaient parfois assemblés pour compenser le manque d’acidité ou de couleur d’une variété par l’apport d’une autre. Cette flexibilité permettait de composer avec un climat parfois capricieux.
Les abbayes ont souvent été des pionnières dans la structuration de la viticulture, en Belgique comme dans toute l’Europe. L’abbaye de saint-Laurent, à Liège, ou celle d’Amay, non loin de Huy, disposaient d’une expertise transmise de génération en génération. Les moines défrichaient des parcelles, écrivaient des “charte”s internes pour documenter les techniques de taille et d’assemblage et entretenaient un réseau de connaissances avec d’autres communautés religieuses, notamment en France.
La cour comtale, elle aussi, jouait un rôle crucial : la noblesse appréciait le vin, considéré comme un signe de prestige. De nombreux seigneurs entretenaient ainsi leur propre vignoble. Des documents du XIV siècle évoquent la cour de Namur, où plusieurs parcelles de vignes étaient soigneusement gérées pour fournir un vin d’ordinaire plus léger que celui venu du sud de la France. Les réceptions se tenaient parfois à proximité du chai, dans la cour intérieure des châteaux, et l’on devait y servir des blancs comme des rouges, adaptés aux mets locaux. Les témoignages historiques rapportent que ces vins, bien que modestes, se défendaient en termes de qualité, surtout pour une région dite “septentrionale”.
Plusieurs éléments expliquent la disparition progressive des cépages historiques en Belgique. D’abord, le climat du pays s’est considérablement refroidi à partir du XVI siècle, avec la fameuse ère appelée le “Petit Âge glaciaire”. Les vignes peinaient à mûrir convenablement, et la production chutait, tant en volume qu’en qualité. Ensuite, les guerres successives (guerre de Quatre-Vingts Ans, conflits entre puissances européennes) ont dévasté des terroirs, détruisant parfois des parcelles entières. Les seigneurs, priorisant la survie économique, se sont souvent tournés vers d’autres cultures plus rentables. Les abbayes, de leur côté, ont réorienté leurs activités ou ont été fermées par les autorités laïques.
La bière, elle, gagnait du terrain. Moins dépendante du climat, plus facile à produire même dans un contexte instable, elle conquiert les tables, y compris celles des religieux. À cela s’ajoute la concurrence de vins étrangers arrivant massivement, notamment de France et d’Allemagne, aux coûts compétitifs. Plusieurs variétés locales oublies se sont alors perdues en l’espace de quelques années. Il était plus simple d’importer un tonneau de sauvignon blanc ligérien ou un rouge bourguignon que de combattre les aléas climatiques et politiques.
Si quelques vignes ont subsisté jusqu’au XIX siècle, elles ont fini par succomber à un mal redoutable : le phylloxéra. Ce puceron, apparu en Europe dans les années 1860 (probablement importé d’Amérique du Nord), a décimé la quasi-totalité des vignobles européens. Les vignerons qui souhaitaient replanter devaient alors greffer leurs pieds sur des porte-greffes américains résistants. En Belgique, où la production était déjà en net déclin, peu de gens ont jugé rentable un tel investissement. Il est probable que de nombreuses variétés historiques, non recensées officiellement, aient disparu dans la foulée, faute d’être greffées ou replantées à temps.
L’industrialisation, qui s’accélère à la fin du XIX et au début du XX siècle, joue aussi son rôle. Les terres agricoles proches des villes sont rachetées pour bâtir des usines ou des habitations. La culture de la vigne devient marginale, voire considérée comme un hobby pour quelques aristocrates ou religieux isolés. Les zones rurales, elles, préfèrent miser sur des cultures plus adaptées à la demande industrielle (betterave, céréales, houblon). Ainsi, au fil d’une génération, la mémoire de nombreux cépages locaux s’évapore sans laisser de trace génétique.
Au-delà des problèmes climatiques et économiques, un autre facteur clé explique l’extinction de ces cépages : le manque de documents officiels. Contrairement à la France, où les greffes et les variétés étaient souvent répertoriées dans des registres (notamment après l’instauration d’AOC et de systèmes d’identification), la Belgique ne disposait pas d’une telle structure. De nombreuses parcelles appartenaient à des vignerons indépendants qui ne conservaient aucun écrit. Les transmissions se faisaient essentiellement à l’oral, de père en fils.
Lorsque les vignes sont arrachées, les noms et caractéristiques des cépages disparaissent avec elles. Les rares sources existantes — chartes d’abbayes, actes notariés, correspondances de la cour — ne donnent qu’un aperçu partiel de cette richesse. Sur le plan scientifique, très peu d’études ont été menées au XX siècle pour identifier les souches survivantes. Certaines recherches récentes tentent de combler ce vide, mais elles doivent composer avec la rareté du matériel vivant et la complexité du puzzle historique.
Malgré ce constat, on observe, depuis le début du XXI siècle, une volonté de retrouver la trace de ces variétés oublies. Des associations locales, en Wallonie notamment, effectuent des prospections sur les anciens coteaux, à la recherche d’anciennes vignes sauvages ou de vieux ceps encore enracinés dans les jardins. Les spécialistes s’appuient alors sur l’analyse ADN pour déterminer l’origine éventuelle de ces plants. Dans de rares cas, on réussit à mettre la main sur une variété qui semble différente de tout ce qu’on connaît, offrant la perspective de la “ressusciter”.
Par ailleurs, plusieurs vignerons expérimentent des croisements pour retrouver l’esprit des cépages historiques. L’idée n’est pas toujours de reproduire à l’identique un raisin disparu, mais plutôt de rendre hommage à l’histoire du vignoble belge et de tester de nouvelles pistes pour faire face aux enjeux climatiques actuels. Les variétés hybrides ou résistantes aux maladies, souvent d’origine allemande ou suisse, permettent également d’envisager une production plus stable dans des régions naguère abandonnées à cause du manque d’ensoleillement.
Aujourd’hui, le monde du vin se passionne de plus en plus pour les cépages rares ou anciens, perçus comme des témoins d’une culture ancestrale et d’un savoir-faire unique. Cette quête d’authenticité pousse certains vignerons belges à cultiver de nouvelles variétés inspirées des anciennes, tout en préservant l’idée d’un vin local, répondant mieux aux conditions climatiques actuelles. Il ne serait pas surprenant que, dans les prochaines décennies, on assiste à une vague de réimplantation de “vieux cépages” adaptés à notre pays, ou du moins à l’utilisation de leur patrimoine génétique dans de nouveaux hybrides.
De nombreux acteurs se mobilisent : historiens, ampélographes, associations de vignerons et organismes publics. Un projet de “charte du patrimoine viticole” en Belgique est parfois évoqué, visant à recenser ce qu’il reste des anciennes vignes, à encourager la culture des variétés autochtones et à mettre en avant la diversité du vignoble belge. La sensibilisation du grand public passe aussi par des événements, des portes ouvertes et des publications accessibles, pour que l’histoire du vin belge ne se limite plus à quelques notes de bas de page dans nos manuels.
La disparition des cépages historiques en Belgique n’est donc pas le fruit d’un hasard : elle résulte d’un enchaînement de facteurs climatiques, socio-économiques et politiques, qui ont favorisé l’essor de cultures concurrentes et l’importation de vins étrangers. Pourtant, cette histoire ne se termine pas par une page blanche. Les passionnés de viticulture dans notre pays redoublent d’efforts pour ressusciter ou réinventer des variétés oublies, afin de renouer avec un passé où la vigne belgo-wallonienne faisait partie intégrante du paysage. Il y a là un potentiel considérable pour diversifier l’offre, en proposant aux amateurs des cuvées atypiques, basées sur la redécouverte d’anciens cépages.
Pour tous ceux qui souhaitent en apprendre davantage, le site de l’Institut du Patrimoine wallon (voir ) et la charte des vignerons de Wallonie constituent d’excellents points de départ. Plonger dans les archives, arpenter les anciennes collines viticoles et discuter avec des vignerons passionnés restent sans doute les meilleures manières de contribuer à la sauvegarde de ce patrimoine viticole en pleine redécouverte.